Entretien avec Kausthub Desikachar
(Madras, Inde – 16 janvier 2001)
Q.1 – Kausthub Desikachar, vous avez grandit dans une famille de parents,
de professeurs et de maîtres de yoga.
Quels sont vos premiers souvenirs de yoga ?
Kausthub: J’ai grandit dans une maison où presque tout le monde pratiquait
le yoga.
Mon grand-père était un grand professeur et maître de yoga, ma
grand-mère pratiquait aussi. Mon père, ma mère, la plupart de mes oncles
et tantes ont à un certain moment, été des adeptes de yoga.
Aussi l’oncle de mon père est M. B.K.S. Iyengar qui est aussi un grand yogi.
Oui je peux dire qu’il y a eu beaucoup de yoga dans la maison.
En ce qui me concerne personnellement, j’étais très jeune quand mon
grand-père nous donnait – à mon frère ma sœur et moi-même – un bain
d’huile. Il appliquait de l’huile sur toutes les parties de notre corps et
après, il nous faisait faire quelques exercices. A cette époque toutefois,
étant trop jeunes, nous n’avions aucun intérêt pour le yoga.
Après quelques années, nous avons grandit et le yoga est devenu une partie
importante de notre quotidien. Nous avons commencé notre pratique ici
dans cette chambre. C’était la salle de classe de mon père et nous
pratiquions ici avec lui.
Il nous donnait des pratiques de postures dynamiques en Viniyasa Krama.
C’est ainsi que nous avons amorcé notre pratique de yoga.
Q.2 – Comment en êtes-vous venus à développer un intérêt réel pour
le yoga ?
Kausthub: Pour être vraiment honnête, lorsque nous étions jeunes, nous
faisions du yoga parce que c’était obligatoire, c’était comme une discipline à
suivre.
Mon frère et moi avions même fait une entente afin que si notre père nous
questionnait nous lui répondrions que nous avions bel et bien pratiqué tous
les deux chaque jour, même si ce n’était pas tout à fait exact.
Lorsque ma jeune sœur a décidé de venir pratiquer avec nous, notre entente
ne valait plus et nous avons dû nous remettre à la pratique sérieuse, ici
dans cette salle en compagnie de ma sœur et mon père.
Nous étions maintenant 4 à pratiquer le yoga dans cette classe.
Plus tard en 1982-3 mon père a amorcé l’enseignement aux enfants au
Yoga Mandiram. J’avais huit ans et les classes avaient lieux chaque samedi
entre 3 et 4 heures de l’après midi. Nous avions à nous joindre à cette
classe mais ça commençait alors à devenir intéressant pour nous, parce qu’il
y avait d’autres enfants qui pratiquaient aussi, nous n’étions plus seuls.
Ça apportait un certain sérieux à ce que nous faisions.
Ces classes continuèrent pour quelques années et devinrent très populaires,
autour de 45 à 50 étudiants. Nous étions quelques seniors à avoir une
expérience d’environ 5 ans et il y avait les élèves nouveaux. Le groupe fut
alors divisé en deux: les élèves débutant et les élèves avancés.
À cette époque, mon père eut l’idée que certains d’entre nous du groupe
senior, enseignerions la classe des débutants. Trois d’entre nous furent
choisis pour enseigner au groupe d’enfants. Ça devenait encore plus sérieux
car maintenant nous étions du côté des enseignants.
L’intérêt était alors centré autour de la pratique des asana et
l’enseignement des postures aux élèves plus jeunes. Je ne savais encore rien
à propos de la philosophie du yoga.
Après avoir terminé mes études à l’université, j’étudiais dans le Nord de
l’inde à environ 5000 Kms, je suis revenu à Madras et commençai à avoir un
intérêt plus sérieux dans le yoga car à l’université j’avais suivi des cours sur
la culture et l’histoire indienne et j’y ai découvert qu’il y avait beaucoup
plus dans le yoga que la simple exécutions des postures. Je m’intéressai alors
réellement au yoga et commençai l’étude des Yoga Sutra. J’avais 21 ans.
Q.3 – Quels souvenirs avez vous de votre grand-père en tant que yogi ?
Kausthub: A cette époque, mon grand-père était un maître de yoga pour
plusieurs personnes mais pour moi il était tout simplement mon grand-père.
Je n’ai pas tellement connu mon grand-père comme un grand yogi lorsqu’il
était en vie.
En fait j’ai eu deux types de relations avec lui:
lorsque j’étais jeune et qu’il était toujours vivant; et aujourd’hui alors qu”il
n’est plus là et que moi je suis devenu étudiant de yoga.
C’était un grand-père très affectueux, il nous amenait avec lui pour acheter
les fruits et légumes. Nous avons vécu de très bons moments avec lui, comme
il est normal pour un grand-père et ses petits enfants. En tant que petits
enfants, nos grands-parents nous supportaient toujours. Nous jouissions
d’une relation privilégié et informelle. Aujourd’hui plusieurs personnes
décrivent Krishnamacharya comme un personnage stricte, pourtant il ne fut
jamais stricte avec nous.
Dans les dernières années de sa vie, il était quasiment centenaire, j’ai
commencé à réaliser qu’il était quelqu’un de vraiment spécial. Tous mes amis
à l’école étaient très surpris:
“Comment se fait-il que ton grand-père a cent ans ?”
Et je revenais à la maison pour demander à mon père “Comment se fait-il que
mon grand-père a cent ans ?” Je ne pouvais pas savoir parce que j’étais
trop jeune.
J’avais 11 ou 12 ans lorsque j’ai commencé à voir venir ici pour des classes
et des consultations.
J’étais son petit-fils sans savoir qu’il donnait des classes. Parfois j’entrais
dans la classe pour observer les gens et jouer un peu. Ça ne le dérangeait
pas, il continuait à enseigner comme à l’habitude. Je me souviens d’une fois
où j’étais tombé en me faisant une grande coupure au genou, je suis venu en
pleurant, vers lui, parce qu’il était le seul présent à la maison. Il continua de
donner son cours tout en appliquant l’huile et en me soignant. Après peu de
temps, je sui sortis, soulagé.
Il ne fut jamais agité ou dérangé par cette intrusion.
Ainsi avant la fin de sa vie, je savais qu’il était un grand homme mais je n’ai
jamais eu de relation élève – professeur avec lui. Sauf une fois où il essaya
de nous enseigner, à ma mère, à mon frère et à moi un texte sanskrit
appelé, “Amara Kosham” qui est reconnu comme étant le premier dictionnaire
sanskrit dans le monde.
Je n’étais pas intéressé. Maintenant je réalise combien utile ç’eut été pour
moi. Je préférais jouer au criquet dans la rue. Il abandonna cette classe
parce qu’il réalisa que nous étions trop jeunes.
Mon grand-père n’a jamais réellement été mon professeur, je n’ai jamais eu
de leçon de yoga avec lui. Seulement, si on considère qu’un professeur est
quelqu’un qui vous inspire, peut-être que mon grand-père fut un professeur
dans ce sens, mais je ne pense pas que je puisse parler ainsi car mon réel
professeur est mon père, T.K.V. Desikachar.
Maintenant, depuis que Krishnamacharya n’est plus, je réalise la grandeur de
son enseignement et je peux même dire que je crois en la valeur de ses
enseignements.
Si je peux essayer de comprendre et mettre en application une portion de ce
savoir dans ma vie, ce sera très significatif pour moi et sans doute utile à
tous ceux avec qui je le partagerai. C’est ce que je veux faire maintenant.
Je considère Krishnamacharya comme une source de connaissance et de
sagesse qui est très utile pour le monde d’aujourd’hui.
Q.4 – Votre père, T.K.V. Desikachar a été et est toujours votre guide
et votre professeur. Quel type de relation avez-vous avec votre
professeur et comment vous transmet-il l’enseignement ?
Kausthub: Même lorsque j’étais très jeune, mon père m’accepté comme
son étudiant. J’étais très chanceux. Je n’ai pas eu à me chercher
un professeur, il m’a accepté et m’enseigna asana et tout le reste.
En même temps il y a cette double relation de fis et d’élève. C’est une belle
relation d’un père et d’un fils et aussi celle d’un professeur et d’un élève.
Nous ne confondons jamais les deux types de relations.
Parfois lorsque je lui demande des questions difficiles, il me dit:
“Désires-tu que je te réponde en tant que père ou en tant qu’enseignant?”
Comme nous vivons dans la même maison, nous avons à différencier les deux
rôles, ça fait partie de notre vie. Nous avons à déterminer quel type de
relation doit être dominant. Pour moi, mon père est la personne la plus
important dans ma vie, autant comme père que comme enseignant.
Tout ce que je fais c’est grâce à lui, et tout ce qu j’apprends et j’enseigne
vient de lui.
Lorsque nous sommes tous les deux en Inde, j’étudie avec lui et je le
rencontre deux fois par jour, une fois le matin et une fois le soir.
Nous sommes toujours en contact ensemble, même lorsque nous sommes en
dehors du pays, nous maintenons un contact quotidien.
En ce qui concerne mon enseignement, je ne prends aucune décision sans
consulter mon père.
Q.5 – Quels textes de yoga étudiez-vous avec votre père?
Kausthub: Mes études régulières incluent les Yoga Sutra de Patanjali,
La Bhagavad Gita, le chant védique et bien entendu la pratique d’asana lors
de mes premières années d’études.
Sur une base de projet, j’ai étudié le texte de la Yoga Rahasya deux fois
avec mon père avant que nous publiions ce texte en anglais et ensuite en
français.
Deux ans d’études sérieuses ont été nécessaires. Ensuite nous avons aussi
étudié la Yajnavalkya Samhita très intensément avant d’en publier la toute
première version jamais éditée. C’est aussi ce que nous avons fait lors de la
publication du Vedic Chanting Companion, nous avons revu ensemble les règles
du chant védique très méticuleusement.
Actuellement nous étudions aussi des travaux écrits par T. Krishnaacharya
que nous prévoyons publier dans le futur. Le professeur T. Krishnamacharya
a écrit plusieurs textes qui ne sont pas encore connus.
Je pense que c’est notre rôle de rendre ces écrits disponibles aux adeptes
de yoga partout dans le monde.
Pendant l’étude régulière des Yoga Sutra, j’essaie de comprendre l’idée
générale des sutra et ensuite j’étudie le “Yogavalli” qui est le commentaire
de mon grand-père a propos des Yoga Sutra. Comme vous voyez, il y a
beaucoup à faire et je souhaiterai avoir encore plus de temps pour étudier
avec mon père.
Q. 6 – Vous avez étudié à l’université et obtenu une maîtrise en
administration et en gestion. Comment pensez-vous que le yoga en tant
que discipline millénaire puisse aider l’homme moderne à composer avec
les exigences de la vie, alors que la réalité est maintenant faite
d’ordinateurs, de communication, de compétition et de productivité ?
Kausthub: Pour moi c’est très simple. Mon grand-père définissait le yoga par
le mot Shanti, qui signifie, être calme, sans agitation; de la racine SHAMU,
qui veut dire être calme, non agité, non dérangé.
Comme vous le voyez, ce n’est pas exactement le concept de “Paix” tel que
nous le définissons habituellement.
Mon grand-père disait que le yoga c’est Shanti, ne pas être agité.
Ce concept demeure vrai, que ce soit mille ans auparavant ou aujourd’hui
même.
En fait aujourd’hui c’est encore plus vrai car il existe une plus grande
pression du stress, de la compétitivité et tout le reste. Aujourd’hui nous
sommes de plus en plus agités. Le yoga peut nous aider à devenir moins
agités.
Avec les outils du yoga, nous pouvons devenir plus productifs à notre travail
et dans notre famille. Nous rencontrons mieux nos responsabilités et voyons
les choses plus clairement, donc nous devenons moins agités.
Telle est l’utilité du yoga aujourd’hui.
Q.7 – Vous avez voyagé en Europe et en Amérique du Nord pour des
séminaires de yoga. Quelles sont selon vous les différences les plus
marquantes entre les pratiquants de yoga occidentaux et ceux de l’Inde ?
Kausthub: Il me semble y avoir une différence très marquée.
En Occident, les gens questionnent beaucoup. En Inde, la plupart ne
questionnent pas du tout. La situation la plus désirable est celle
où il y a un équilibre entre le questionnement et la foi, la croyance. Il faut
qu’il y ait de la foi et il faut aussi avoir du raisonnement. On ne peut pas
prendre pour acquise la parole d’un guru sans se questionner soi-même. C’est
ce que mon professeur me dit et c’est ce qu’il essaie de m’enseigner. Il me
dit qu’il doit y avoir un certain degré de questionnement et un certain degré
de foi. Probablement que la foi est un peu comme la fondation et le
questionnement, comme le tronc de l’arbre.
L’autre différence importante est le statu de l’enseignant.
Ici en Inde, l’enseignant est important. En occident il y a plusieurs
catégories d’enseignants:
“Celui-ci est mon professeur de yoga, celui-ci mon thérapeute, celui-ci mon
médecin, celui là encore, mon conseiller. Pour nous en Inde, il y a
l’enseignant, à chaque fois que nous avons un problème nous allons d’abord
voir notre professeur pour avoir son avis.
Dans ce contexte, le professeur de yoga peut nous aider dans tout, que ce
soit un problème physique, émotionnel, psychologique ou autre.
Ici, je ne veux pas laisser entendre que je suis l’esclave de mon professeur,
j’essaie juste de faire ressortir le degré de confiance et de respect que
nous avons envers notre professeur.
Nous avons une confiance absolue en notre professeur de yoga. Il nous
montre la direction à prendre.
C’est très différent en Occident.
Ici mon professeur peut même me conseiller à propos de mes tracas
financiers.
Je ne dis pas que l’approche se doit d’être la même aux États Unis ou au
Canada mais la relation entre un professeur et son élève devrait d’abord
être basée sur la confiance et ne pas être limité par les distances. Elle
devrait reposer sur quelque chose de fort qui se ressent de l’intérieur.
Les classes de groupe et les cours privés.
Les classes de groupes sont importantes pour introduire les gens au yoga.
L’énergie du groupe est très importante et le sentiment de faire partie d’un
groupe l’est tout autant.
Aujourd’hui nous sommes souvent seuls dans cette société et c’est pourquoi
nous avons tellement besoin des autres.
Aujourd’hui les interactions avec les gens ont tellement diminué, nous sommes
seul dans l’auto, seul en face de notre ordinateur.
Les quelques interactions qui se produisent sont à travers le courrier
électronique, les répondeurs et le téléphone.
La présence de quelqu’un en face de nous pour boire le thé, ces habitudes
sont perdues.
Une classe de groupe où il y a plusieurs personnes partageant la même
énergie, c’est très utile. C’est tellement agréable d’aller à une classe de
groupe.
On peut le faire une fois la semaine ou sur une base régulière et pour
quelqu’un qui veut seulement garder la forme, les études peuvent s’arrêter
à ce niveau.
Toutefois, pour ceux qui veulent aller un peu plus loin en yoga, il y a les
leçons individuelles avec un professeur. Pour ceux qui vont au yoga pour une
activité agréable et la bonne forme, les classes de groupe sont excellentes
parce qu”il faut tenir compte du temps disponible et de nos priorités.
Q.8 – Avez-vous un message pour les enseignants et les étudiants
de yoga en Amérique du Nord ?
Kausthub: Je ne veux pas donner de message parce que je ne veux pas qu’on
me prenne pour un Guruji. La seule chose que je puisse dire, c’est d’essayer
d’avoir du plaisir dans ce que vous faites et d’être responsable dans ce que
vous accomplissez. Si on est conscient de ceci, il n’y aura pas de problèmes.
C’est ce que j’ai reçu de mon professeur. Il m’a enseigné à être plus
responsable dans tout ce que je fais. Nous faisons tous des erreurs, ça fait
partie de la vie, mais nous devons évoluer avec chaque étape que nous
franchissons.
Ainsi nous devenons de plus en plus responsables dans notre démarche
d’enseignant.
En même temps, nous devons continuer d’avoir du plaisir dans ce que nous
faisons. Si ce que nous faisons nous rend malheureux ou nous cause de la
souffrance, nous ne devrions pas le faire même s’il s’agissait d’enseigner le
yoga.
Si le fait d’enseigner le yoga nous amène des problèmes, il faut tout
simplement arrêter d’enseigner le yoga. Il faut avoir du plaisir dans ce que
nous faisons, ça doit nous rendre heureux. Ça ne devrait pas nous causer plus
de problèmes.
Le Kriya Yoga est un procédé qui cherche à réduire les erreurs (Tapas):
Svadhyaya est le procédé de réflexion sur ce que nous devons faire, où et
quand on doit le faire, et est-ce que nous le faisons correctement.
Ishvara Pranidhana c’est d’avoir une certaine attitude que même si nous
échouons, ce n’est pas dramatique, nous pouvons toujours réessayer
encore une fois.
D’une certaine façon, c’est ce que l’on nous a enseigné.
Comme j’ai appris, le yoga n’est pas seulement la pratique d’asana, le yoga
c’est une façon de vivre, une façon d’agir, une façon de se comporter.
Si à travers ma pratique de yoga je deviens plus agité et commet encore plus
d’erreurs, ce n’est pas du yoga.
Tandis que même si je ne pratique pas asana ni pranayama, mais si cependant
j’ai une bonne qualité d’action alors, je fais du Kriya Yoga.
Si je possède ces trois attitudes et qualités, je fais le Kriya Yoga.
Voici ce qu’est le yoga, la juste intention et la juste attitude.
Merci pour cette entrevue.
Kausthub Desikachar.
Source: Daniel Pineault – Isabelle Leblanc / 16 janvier 2001 / Chennai, Inde
Kausthub Desikachar, fils et élève de T.K.V. Desikachar, assure la transmission de l’enseignement de son grand-père T. Krishnamacharya
Kausthub vit à Madras (Chennai – Inde) entouré de son épouse, sa fille et sa famille.