
Jacques Attali
L’été est propice aux lectures longtemps retardées,
de ces livres qu’on se rassure en se disant qu’on ne peut pas
mourir avant de les avoir lus.
Et donc que, tant qu’on ne les a pas lus,
c’est que la mort ne nous menace pas.
Sophisme si largement partagé par tant d’hommes,
victimes de tant d’illusions.
(D’hommes, plus que de femmes, plus conscientes,
en général, des réalités de la vie et de la mort).
Et c’est en réfléchissant à ces illusions, dont notre société
moderne est si friande, (comment, par exemple, définir
autrement que comme une illusion pathétique la folie qui a
saisi la France cette semaine, à propos de l’achat d’un joueur
de foot par un club parisien ? ), que j’ai voulu relire,
ces jours ci, un livre qui , à sa parution m’avait énormément
marqué : « The only revolution » ; étrangement traduit en
français, en 1971, sous le titre de
« La Révolution du Silence » ;
livre d’un auteur indien aujourd’hui mondialement révéré,
J’y ai retrouvé, entre mille pensées profondes et notations
poétiques, une apologie d’une liberté radicale,
débarrassée de toute influence :
« Quelle est l’utilité d’un gourou ? Sait-il plus que vous ne
savez vous-même ? Il vous faut marcher par vous-même, il
vous faut entreprendre le voyage tout seul, et au cours de ce
voyage, il vous faut etre votre propre maitre et élève ».
La liberté, assène-t-il, ne s’acquiert que par la conscience
de tout ce qui nous empêche d’etre libre.
J’y ai retrouvé aussi une profonde réflexion sur la nature
réelle de la méditation, qui ne doit etre en rien une posture
d’un moment, mais s’installer comme une libération
permanente à l’égard de toute aliénation, pour regarder sans
cesse le monde en toute lucidité,
en toute sérénité, en toute distance.
Nous aurions tous intérêt à le lire.
Et en particulier à enseigner aux enfants, dans les écoles,
à prendre ainsi de la distance à l’égard des désirs futiles du
monde. Et, en passant, à leur enseigner les techniques si
subversives de la méditation.
Dans un autre de ses livres, « Se libérer du connu »,
Krishnamurti en résume d’ailleurs la recette :
« se connaître soi-même, surmonter la peur,
découvrir peu à peu le silence et la plénitude ».
Aujourd’hui comme hier, je reste cependant en désaccord
avec son discours sur la science, qui n’est pour lui qu’une
forme d’aliénation, au meme titre que toute religion
ou autre forme de pensée préétablie.
Pour moi, l’homme n’est rien s’il ne cherche à comprendre
l’univers ; et la science n’est pas une illusion ni une
diversion ni une aliénation mais bien la prise de conscience
de la beauté du monde et de la force de l’esprit humain.
Elle est, avec l’art et l’empathie, la plus haute activité
humaine ; et elle permet, mieux encore que le silence,
d’accéder à la plénitude.
Dans ce dialogue entre la lucidité et le savoir se situe
la forme la plus explosive, la plus exigeante de la morale,
celle qui pourrait conduire les jeunes générations à se
prendre en charge, à cesser de voir le monde avec les yeux
des adultes, que cela soit pour les approuver
ou pour les contredire.
Apprendre à voir, pour comprendre et aimer.
Tel est l’essentiel de que Krishnamurti m’a enseigné,
en me montrant meme comment penser meme contre lui,
pour aller au plus profond de la liberté.
Dans l’indifférence à l’égard de la bêtise et l’ignorance,
pour l’amour de l’humanité.
Site de l’Association Culturelle Jiddu Krishnamurti