BKS Iyengar en 1977
C’était le dernier témoin vivant d’une époque mythique au palais
du Maharaja de Mysore.
Voici une interview exclusive de ce pionnier du yoga réalisée par
François Gautier en 2013 pour la revue “Esprit Yoga”.
La dame de la réception n’est pas très encourageante : « Son secrétaire est sorti et Guruji (titre honorifique attribué au Maître) est en haut ». Enseigne-t-il encore, je lui demande ? « Non, il s’assied dans un coin et regarde ». Mais l’Inde est le pays des miracles. Soudainement j’aperçois BKS lyengar assis sur le pas de sa porte. Il a l’air en pleine forme, se tient droit à 95 ans, parle clairement et est plein d’humour.
François Gautier: Quelle est la recette de votre bonne santé ?
BKS Iyengar: Trois heures de yoga tous les matins ! Cela me garde bien la tête sur les épaules, me remet les idées en place et m’empêche de gamberger sur mon âge !
FG :Parlons donc de votre héritage…
I : Ce qui m’importe c’est que les gens pratiquent le yoga et qu’ils en bénéficient.
FG :Pourtant n’y a-t-il pas aujourd’hui toutes sortes de yoga, qui ne sont pas toujours très conventionnels ?
I : Oui je le sais. Ce qui m’irrite le plus, c’est que tous ces ‘nouveaux’ yoga tendent à se dissocier de l’Inde. Pourtant le yoga est une très ancienne tradition indienne et ne peut en être séparé. C’est une voie qui se pratique ici depuis la nuit des temps… (silence)… Mais vous serez surpris de savoir que certains de ces soi-disant maitres viennent me voir ici pour me demander conseil !
FG :Vous voulez dire que le yoga est devenu commercial ?
I :Oui, tout ce qui est commercial pervertit la beauté du yoga ; tous ces gens là veulent simplement faire de l’argent. Mais le vrai yoga, qui vient du mot Yug, lier, unir, amène l’élève à progressivement se détacher du corps le plus matériel pour d’abord trouver le corps périphérique, puis le corps subtil et arriver ainsi jusqu’à l’âme. Pour cela nous utilisons les asanas (postures), la méditation et le pranayama qui aident à contrôler l’agitation corporelle et à concentrer les énergies dispersées par le stress.
FG :Qui va vous succéder lorsque vous ne serez plus là ?
I :J’ai enseigné à des millions d’étudiants, mais tous sont égaux à mes yeux. J’ai renoncé, je suis détaché de tous les étudiants – même les plus brillants. La réalité est que sur un million d’êtres humains, un seul atteint l’éveil. C’est principalement le mental qui est l’obstacle. Une vie ne suffit pas pour atteindre cette réalisation. Personnellement il me semble avoir bénéficié de la pratique et de l’effort de plusieurs vies pour atteindre dans celle-ci le niveau où je suis. Il y a quatre niveaux d’effort : faible ; moyen, sincère et intense. Seulement ceux qui ont cette aspiration d’intensité arrivent au but. J’avais moi-même un mental très agité, mais je l’ai conquis à force d’efforts. Aujourd’hui je n’ai plus de mental, mon intellect est silencieux, c’est-à-dire qu’il est subordonné à mon âme… (silence) … Je n‘ai pas désigné d’héritier et j’en suis fier… (silence)… Je sais que mon enseignement va être corrompu d’une certaine manière après ma mort, mais je l’accepte, car il faut toujours laisser une marge de détérioration dans la vie.
FG: Pouvez-vous évoquer un élève en particulier ?
I : Yehudi Menuhin, sans aucun doute. C’était un rishi, un yogi, un Indien dans son âme ; un homme d’un talent et d’une richesse spirituelle exceptionnelles, un grand philosophe. C’est lui qui m’a aidé à faire rayonner le yoga en Occident.
FG :L’immortalité du corps, telle que l’a prêchée Sri Aurobindo (1), vous y croyez ?
I :Dieu décide. Je n’ai également pas atteint l’immortalité malgré tout le yoga et le pranayama que j’ai pratiqués depuis près de 80 ans. Alors… (silence)… Il y a toutes sortes de gourous aujourd’hui, mais tous ne sont pas de qualité égale… nous sommes aujourd’hui dans le Kali Yuga (l’Age de Fer). Et un des signes les plus sûrs du Kali Yuga, c’est qu’il n’y a plus de grands maîtres. Les gens aujourd’hui ont cependant soif de connaissance, ils sont perdus dans la société, leurs corps sont stressés par la vie moderne et le yoga peut leur apporter beaucoup.
FG : Sinon l’immortalité, qu’est-ce que la pratique du yoga peut apporter alors ?
I : L’humilité, une qualité extrêmement importante dans le yoga – à condition que ce soit basé sur les trois ingrédients indispensables à une vraie pratique du yoga : le Corps, l’Intellect et le Moi – unis dans un même effort. Ces jours-ci, d’ailleurs, j’essaie, plus que toute chose, de toucher le cœur de mes disciples et de leur apprendre l’humilité…
FG :Pourquoi n’enseigne-t-on pas le yoga dans les écoles indiennes ?
I :En fait le yoga s’est endormi en Inde… Jusqu’à il y a cinquante ans. Mais cette connaissance avait été préservée par quelques maîtres. Mon propre maître (Sri T. Krishnamacharya) a été l’apprendre au Népal de son gourou. (long silence)… Mais la nouvelle génération indienne, telle ma petite fille, Abhijata, (qui enseigne le yoga à l’ashram) a les idées claires… (silence…) J’ai confiance. La prochaine génération va travailler pour l’amélioration de l’Inde, avec une très grande moralité, en utilisant le yoga et le pranayama… Deux générations après, le travail sera fait. Déjà il y a un changement : le Ministère de la Santé du Maharastra (état où se trouve Pune) vient de publier mes commentaires des Yoga Sutra de Patanjali (2). N’est-ce pas un signe précurseur ?
FG :Et les Français alors ?
I : Ah, justement, on vient également de republier en France la traduction de mes commentaires aux Yoga Sutras. (Il sourit) : J’aime la France. C’est un pays qui a plus de culture que les autres. Les Français sont d’excellents étudiants, et il y a des tas de centres en France qui enseignent ma technique (cf. encadré). Cela bouge, mais cela va prendre du temps…
FG: Pensez-vous à la mort quelque fois ?
I : (Il lève les yeux au ciel). Je m’en remets à Dieu, c’est lui qui décidera. Je n’ai pas peur de la mort. Quand elle viendra, elle viendra. Je vis dans le moment présent…mais quelquefois j’ai du mal à monter les escaliers !
Bellur Krishnamachar Sundararaja Iyengar rigole un bon coup, se lève et rentre chez lui : Il a vraiment l’air en pleine forme !
Entretien réalise à Pune en juin 2013 par François Gautier
(1) Sri Aurobindo, grand sage et philosophe indien (1872-1950), a prédit qu’après le mental, il y aurait le ‘supramental’, dans un corps qui ne mourrait point.